« LA JURISPRUDENCE EST EN CE SENS » .. OU LES INCONSEQUENCES DE LA CONSTANCE
« La jurisprudence est en ce sens ».. ou les inconséquences de la constance
Si j’étais magistrat, je serais terriblement las des écritures truffées de références jurisprudentielles diverses et avariées. Leur production suggère que toute capacité d’appréciation et de jugement doit être balisée par des décisions déjà prises.
C’est peut-être pratique, mais ça doit être vexant.
N’en déplaise aux commentateurs d’arrêt (maudits soient-ils, j’ai encore des traces de plans imparfaits un peu partout dans la zone postéro antérieure du lobe frontal), la jurisprudence est moins utile qu’il n’y parait. Cette affirmation est osée alors que les décisions en tous genres ornent les argumentaires des confrères, les miens en premier, comme des tatouages sans aiguille, mais je persiste : la jurisprudence constante est sans surprise, et celle qui ne l’est pas est sans intérêt.
Slow down poppy. Je vais trop vite, revenons aux fondamentaux.
Les décisions qui appliquent un texte clair ont (re)trouvé la lumière grâce aux outils de recherche dopés à l’intelligence artificielle genre « quand on a commis une faute il faut indemniser avec des sous: votre recherche met à jour 317 décisions en ce sens, il y en a un peu plus je vous le mets quand même ? ». Ca fait genre mais ça ne sert à rien. Dans nos zones de compétence spécifique (je déteste le mot « spécialité ») la jurisprudence constante lasse vite : tout le monde la connait, et c’est du dernier ringard que de la citer encore. C’est même suspect sur le mode : non tantum ça a été écrit par un stagiaire sed etiam ça n’a pas été relu par son patron.
La jurisprudence constante c’est comme la ligne bleue des Vosges entre deux guerres : y penser toujours, n’en parler jamais.
Les décisions qui interprètent ou comblent le silence de la loi ne sont pas légions : nos législateurs – fort sagement – nous inondent de textes qui se recoupent, se retouchent et s’interprètent les uns les autres. La création prétorienne (l’expression m’évoque depuis la faculté une légion romaine piquant le cul des juges pour qu’ils aillent dans le bon sens) a eu son heure de gloire y compris chez nous, lorsque la loi accusait un retard systématique sur l’évolution des mœurs ou de la vie des affaires (je me souviens de Robert Hersant qui claironnait qu’il était « en avance d’une loi » pour expliquer ses montages financiers douteux). Ce temps est révolu : le législateur français aujourd’hui c’est Guy l’Eclair sur les épaules du Surfeur d’Argent.
En fait, c’est bien la jurisprudence qui ne suit plus. Et c’est un autre méfait de l’IA. Nos yeux dessillés ne se croient plus eux mêmes : l’arrêt du 1er janvier 2019 qui (a) fait référence est contredit par deux autres – inconnus – qui lui sont légèrement antérieurs et que personne n’avait jamais lu, sauf l’algorithme de Machinski qui se spécialise dans les jurisprudences tartignoles.
Enfin, évoquons le Graal, la récompense de nos recherches effrénées : les décisions utiles et adéquates au dossier sur lequel on travaille (c’est-à-dire celles qu’on exhibe triomphant devant le tribunal, un pouce qui cache quand même le paragraphe qui fait tache, en évoquant une décision « globalement intéressante »). Elles sont rares et chères et, comme de juste, difficiles à trouver même pour le super cerveau de l’IA (qu’à chercher). En plus, les avocats qui connaissent bien leur affaire la connaissent cette jurisprudence-là et la mettent en avant ou l’occultent en fonction des besoins en circonvenant un adversaire qui n’en peut mais puisqu’il n’est pas spécialiste de la spécialité.
Tout avocat qui se respecte veut d’abord et avant tout avoir raison. Et comme dans toute procédure on en trouve au moins deux (des avocats), et qu’ils ne peuvent tous avoir raison en même temps (non mais sérieusement), révérer la jurisprudence c’est précipiter la moitié de la profession dans la déprime.
Dans le mouvement général de ralentissement qu’on nous promet – ou dont on nous menace, c’est selon – prenons toute notre part. Plaidons sans jurisprudence. Réfléchissons à l’ancienne. Suggérons des raisonnements nouveaux et audacieux, sans engrais artificiel. Comme les tomates bio les jugements ne se ressembleront plus et comporteront peut-être des protubérances disgracieuses mais au moins ils auront plus de goût.
Bref screw jurisprudence (on m’avait suggéré fuck, mais il paraît que ça ne se dit plus).