Nous défendons des étrangers dans le cadre des procédures d’expulsion. Ce sont des procédures d’urgence pour lesquelles les avocats ont moins de 24 heures pour préparer les dossiers.Le dossier est spartiate. Une audition de l’étranger : deux pages pour résumer une vie, avec quelques questions routinières et normalisées. En résulte un arrêté préfectoral reprenant moultes règles de droit et se concluant par ce qu’on pourrait résumer comme étant une obligation de quitter le territoire sans délai de départ volontaire et un placement en centre de rétention administrative. A la lecture du dossier, je comprends qu’il s’agit d’un migrant « économique ».

Il n’existe pas, dans notre droit, de « migrant économique. » Ce sont juste des étrangers en situation irrégulière. Pas de passeport, aucun droit de circulation ni de possibilité de travailler sur notre territoire national : ils sont là mais n’ont pas le droit d’être là.

Habituellement, l’étranger retenu subit la procédure et les événements comme si tout était déjà joué. C’est souvent le cas, d’ailleurs. Mais ce matin, il me regarde et je le vois. Je ne comprends rien à ce qu’il me dit. L’interprète attend qu’il ait terminé pour tout traduire. Mais cet homme, devant moi, me raconte son histoire. Son regard trahit une émotion forte.

L’interprète m’explique qu’il a quitté le Vietnam car ses parents sont trop vieux pour travailler, qu’il faut qu’il les nourrisse, qu’il a laissé sa femme et ses quatre enfants dans son pays. Il est passé par la Russie, puis a réussi à aller jusqu’en Allemagne. Pour faire ce périple, ils ont vendu tout ce qu’ils possédaient . « Je cherche un travail pour envoyer de l’argent à ma famille. Nous n’avons rien. Ils attendent tout de moi. Depuis quatre années, je ne les ai pas vus. J’ai demandé l’asile en Allemagne en 2013. Je n’ai pas encore de réponse. J’obtiens des papiers de séjour temporaire de trois mois qui sont renouvelés régulièrement. Je ne sais pas si ma demande sera acceptée… Je n’ai pas le droit de travailler avec ce papier.  C’est pour ça que je suis venu en France et que j’ai essayé d’aller en Angleterre. Je voulais voir si ça pouvait évoluer. Je veux juste aider ma famille. Aidez-moi. »

J’ai, face à moi, un homme brisé par quatre années d’errance… Quatre longues années à marcher le long des routes sans comprendre où il va. Quatre années à se cacher dans des camions qui roulent vers des destinations incertaines.

Il a formulé une demande d’asile à laquelle l’Allemagne n’a jamais répondu. Une chance. Les probabilités qu’il obtienne l’asile sont quasiment nulles au regard des règles de droit européen. Mais l’absence de réponse le protège. Il ne peut pas être renvoyé dans son pays. Les services français de police n’ont pas fait de recherches sur son statut de demandeur d’asile. La préfecture en est restée aux éléments déclarés sans les vérifier. La logique et le droit voudraient qu’il soit renvoyé vers Allemagne alors que la décision que nous contestons prévoit un retour vers le Vietnam. Une petite erreur dans le processus de décision.

Le droit administratif présente, pour les étrangers, un caractère brutal et violent car il ne prend que très peu en compte la situation personnelle des hommes.  Leur sincérité est ne sert à rien. Leur détresse ne sert à rien. Mais leur vie, c’est la vie, c’est notre vie, notre dénominateur commun, la vie putain!). Touché par cet homme qui m’accorde sa confiance, je raconte son histoire. Le juge m’écoute. Pose quelques questions. Lui aussi est touché. Cette conversation staccato, entre des personnes qui ne se comprennent que par l’intermédiaire de l’interprète, sans public, suspend le temps.

Le juge se retire pour prendre sa décision.  Je rappelle à mon client que s’il est « libéré », il n’aura pas le droit de se maintenir sur le territoire français pour autant, il lui faudra retourner en Allemagne… Il me serre les deux mains. « Il a confiance en vous » me dit l’interprète.

Le juge revient : l’arrêté préfectoral est annulé. Il sortira libre du tribunal. Dès qu’il l’apprend, il vient vers moi pour me remercier, à sa manière, en me serrant les mains à nouveau et en se courbant en signe de respect. Je suis ému et triste. Emu par cette spontanéité, sa confiance, sa joie. Triste de savoir qu’il va quitter le Tribunal sans connaître la direction de l’Allemagne, sans pouvoir se repérer dans cette ville qu’il ne connaît pas. Il est à nouveau seul, sans argent. Et moi je dois rester là, pour les autres, ceux qui suivent.